La Croix a consacré un bel entretien à Jean-Louis Vieillard-Baron, philosophe et auteur de L'idée de Dieu, l'idée de l'âme ! Ses propos ont été recueillis par Antoine Peillon.
Le philosophe a découvert très tôt la tradition spiritualiste. Aujourd'hui, il préconise une pratique rigoureuse de la philosophie de l'esprit comme solution à une hypothétique crise de civilisation.
Une tradition « spiritualiste » en philosophie, qu'est-ce que c'est ?
Jean-Louis Vieillard-Baron : J'ai découvert très tôt la tradition spiritualiste, quand j'avais 18 ans, car elle était encore assez présente dans les manuels de philosophie, pas seulement avec Jankélévitch, mais avec Lavelle, Le Senne, Chevalier, donc avec les élèves de Bergson. On parlait aussi un peu de Blondel. En fait, la tradition spiritualiste a été victime du succès de Sartre, lequel a promu la phénoménologie allemande de Husserl, interprétée à sa façon. Il a surtout assigné au spiritualisme une réputation de philosophie insuffisante, vague. Par « spiritualisme », on entend généralement une pensée qui retrouve l'immatériel jusque dans la matière et qui explique la réalité, même naturelle, par l'esprit.
La difficulté n'est-elle pas de définir la notion d'esprit ?
J.-L. V.-B. : Pour la notion d'esprit, il est clair qu'il y a deux façons de l'appréhender. Il y a premièrement le dualisme cartésien de l'âme - c'est-à-dire l'esprit - et du corps. En réalité, tout le spiritualisme du XIXe siècle est en discussion avec Descartes. Et puis, il y a l'opposition de l'esprit et de la nature, qui vient davantage de l'idéalisme allemand, surtout sous la forme de la pensée de Schelling (1775-1854). Une pensée qui est réservée à des spécialistes.
Dans leur diversité, tous ces philosophes spiritualistes français ou idéalistes allemands semblent se référer au christianisme...
J.-L. V.-B.: C'est absolument certain. Le rapport au christianisme est très intime. Pour Hegel, par exemple, la révélation chrétienne est absolue, et la philosophie doit donc la comprendre. Il y a en quelque sorte une tâche théologique de la philosophie. Et puis il y a Bergson qui part d'une neutralité absolue en matière religieuse pour aboutir au christianisme. Sa judéité n'a pas été assez étudiée, car il fait d'abord partie, a priori, de ces Juifs assimilés et complètement indifférents en matière religieuse. Et puis, brusquement, il s'aperçoit que le christianisme a apporté quelque chose d'irreductible qui est la révélation du Dieu amour. Dès lors, les luttes entre les hommes ne sont pas le dernier mot de l'humanité Bergson a abouti à cette conversion du coeur à la religion chrétienne, conversion qu'il n'a cependant pas voulu manifester. Il y a un très beau testament de Bergson qui meurt le 3 janvier 1941, à Paris. Il explique dans ce texte qui date de 1936-1937 que l'antisémitisme croissant fait qu'il ne veut pas se désolidariser de son peuple persécuté.
Au XXe siècle, la tradition spiritualiste française a-t-elle encore une certaine importance ?
J.-L. V.-B. : L'affirmation de la réalité de l'esprit par Bergson, dans Matière et mémoire (1896), est son entrée dans le spiritualisme, un spiritualisme renouvelé. Cela eut un grand écho, et d'autres philosophes ont prolongé cette affirmation spiritualiste de Bergson. II y eut la collection « La philosophie de l'esprit », fondée en 1934, chez Aubier, par Louis Lavelle et René Le Sennne, qui a duré une cinquantaine d'années et qui a publié de grandes oeuvres. Personnellement, c'est par le biais du problème de l'immortalité de l'âme que j'ai rencontré Lavelle. J'avais lu Platon et sa discussion sur l'âme comme une harmonie qui sort de la lyre, la lyre étant le corps et la musique impalpable représentant l'âme (I). Paul Valéry a retrouvé cette idée dans son dialogue L'Âme et la Danse (1921), où l'âme est une flamme, « chose vive et divine » qui « chante entre la matière et l'éther ».
Vous liez Levinas à Lavelle ? Levinas est aussi important pour vous ?
J.-L. V.-B. : J'ai rencontré Levinas. J'ai parlé avec lui. J'ai bien aimé ce qu'en disait Jean Paul ll : « Levinas est le meilleur des, philosophes catholiques ». Levinas a une pensée profondément chrétienne, tout en restant tres fidèle, voire ultra-fidèle, au message de la religion juive. Cela correspond avec ce que disait Bergson, c'est-à-dire que le christianisme est l'accomplissement du judaïsme. Par ailleurs, quand on lit Lavelle, on ne comprend pas comment l'annsémitisme a pu être si violent chez les intellectuels des années 1930.
Dans l'hypothèse où nous vivons une crise de la civilisation, quelle serait la solution ?
J.-L. V.-B. : S'ily a une solution, elle ne peut être que spirituelle. Simplement, dans la confusion un peu génerale et l'absence de repères qui sont celles de nos contemporains, le risque, c'est la spiritualité vague. On nous vend, par exemple, du bonheur à bon marché. En réalité, l'exigence spirituelle est rigoureuse. Elle n'est pas seulement faite d'exercices de piété, comme au XIXe siècle. En un sens, je préconise l'exercice philosophique de l'esprit.
(I) Dialogue entre Simmias et Secrete, dans le Phédon
Repères
PHILOSOPHE DE L'ESPRIT
• Né en 1944, Jean-Louis Vieillard-Baron est professeur émérite de philosophie à l'université de Poitiers. Il fut aussi directeur du Centre de recherche sur Hegel et Marx, devenu Centre de recherche sur Hegel et l'idéalisme allemand.
• En 1989, il crée l'Association Louis Lavelle, qu'il préside toujours. Outre ses travaux inégalés sur la théologie de Hegel, sur Platon, sur Bergson et sur l'idéalisme allemand [sur Fichte notamment], ainsi que sur le temps, il est un des meilleurs connaisseurs de la tradition « spiritualiste » de la philosophie française [Lachelier, Bergson, Blondel, Lavelle, Gabriel Marcel), issue de Descartes et Malebranche.
• ll vient de publier L'Idée de Dieu, l'idée de l'âme (Les Dialogues des petits Platons, 192 p., I9 €), où il affirme que « la philosophie ne connaît son épanouissement que dans une pensée de l'esprit vivant ».