Le magazine Sciences Humaines a consacré un bel entretien à Vincent Descombes dans son numéro du mois de février.
De quoi parlons-nous quand nous disons « je » ? À quel âge devient-on un individu ? Pourquoi veut-on toujours se distinguer des autres ? En partant de questions élémentaires, le philosophe Vincent Descombes s’attache à démystifier les fausses évidences sur l’individualité.
Dur métier que celui de philosophe : « Il faut accepter de tourner en rond aussi longtemps que nécessaire, mais sans changer de sujet. » La phrase est extraite du dernier livre de Vincent Descombes, Exercices d’humanité, recueil d’entretiens avec Philippe de Lara (Les Petits Platons, 2013). Ce penseur atypique y retrace son parcours et donne à voir l’originalité de sa démarche. Ancien élève de Paul Ricœur et de Jacques Derrida, il a rencontré la philosophie analytique lors de séjours d’études aux États-Unis. Elle l’a conquis. De Ludwig Wittgenstein, il a fait son maître. Tout son métier, tel qu’il le conçoit, consiste à « désembrouiller » les idées toutes faites, à la fois par une analyse méthodique du langage et par l’étude de cas ordinaires. En ce sens, il se démarque radicalement des philosophes français de sa génération, biberonnés à Karl Marx et à Jean-Paul Sartre. Chez lui, nulle emphase ni surenchère conceptuelle. Pas besoin non plus de préliminaires ; toute la force de sa méthode consiste à rentrer directement dans les problèmes.
Depuis une dizaine d’années, il s’attache à comprendre le sujet contemporain. De quoi parlons-nous quand nous disons « moi » ? Qu’est-ce qu’agir par soi-même ? Puis-je répondre à la question : « Qui suis-je ? » Il en a tiré des livres éclairants, comme Le Complément du sujet (2004) ou Les Embarras de l’identité (2013). Selon lui, on ne peut penser rigoureusement ces questions qu’en ciselant les définitions, ce à quoi il s’attelle tel un artisan du verbe. Il invite au passage à se méfier de « soi », entité somme toute mystérieuse… et peut-être inconsistante.
V. Descombes nous a reçus dans son petit bureau, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il y anime un séminaire sur les « Pensées à la première personne », sa façon à lui de questionner la conscience de soi. En ligne de mire se devine une philosophie de l’action : sait-on toujours bien ce que l’on fait et pourquoi ? En attendant son prochain livre sur ce thème, il a répondu à nos questions, avec vigueur et précision.
Le je, le moi, le sujet, l’individu…,
ces notions sont souvent amalgamées dans le discours commun.
Se recouvrent-elles ?
Non, ces mots renvoient à des distinctions fondamentales. D’abord, le je ne peut être que le mot « je ». Si je travaille, ce n’est pas mon je qui travaille, c’est moi. Quant au « moi », c’est un mot de philosophes pour l’ego cartésien, le sujet du cogito, du « je pense ». Le problème est de savoir qui pense mes pensées : moi, cet individu humain, donc physique, ou bien un pur moi. Hélas, nous n’avons pas de critères d’identité pour un pur moi. Que devient-il quand je cesse de penser, par exemple quand je dors ? Et quand une nouvelle pensée me vient, me vient-elle d’un nouveau moi ?
C’est pourquoi, pour ma part, je préfère parler du sujet. Le sujet renvoie toujours à une question familière : « Qui ? » Qui est l’auteur de cette œuvre ? Qui a mis un tel bazar dans la cuisine ? Le sujet, c’est l’agent d’une action. La question est à la troisième personne : je ne pose pas cette question du sujet si je suis moi-même l’auteur de l’œuvre ou du bazar en question (sauf cas pathologique !).
Enfin, l’individu est d’abord une catégorie logique qui répond à la question : combien d’exemplaires d’un même genre ? Par exemple, deux volumes de ma bibliothèque, ce sont deux individus puisque j’ai pu les compter. Si je dis : « Va dans la cuisine chercher un couteau », je sous-entends que n’importe lequel peut faire l’affaire ; je n’ai pas individué le couteau. En revanche, si je dis : « Vas dans la cuisine chercher le couteau », je veux celui-là et aucun autre. Il faut partir de ce sens technique pour penser l’individualité humaine. Tout le problème de l’individualité humaine réside dans le fait que nous refusons d’être interchangeables. Ce souci de se distinguer les uns des autres est à l’origine de larges pans de nos existences : le domaine des droits, des sentiments, la question même du sens de nos vies.
Vous refusez l’idée d’un moi psychologique. Chacun de nous, dans son être, se résumerait donc à du langage ? Tout n’est-il que langage ?
Non, bien sûr, si j’ai mal au pied, ce n’est pas du langage ! Mais tout baigne dans le langage parce que nos sentiments et nos projets n’existeraient pas sans la possibilité de les exprimer. L’amour, par exemple, n’est pas pensable sans la possibilité de nommer la personne aimée, de l’évoquer, de lui parler… L’inquiétude du futur, la peur de mourir, tous ces traits humains n’existent que parce que nous pouvons concevoir le possible : ce qui pourrait se produire, ou ce qui aurait pu se produire si…
On oublie trop souvent que le langage est bien davantage qu’une technique de communication. Ce que nous ne pouvons pas exprimer, nous ne pouvons pas non plus le penser. Je crois qu’il faut rejeter ce dualisme simpliste selon lequel il existerait en chacun, d’un côté, des passions bestiales et, de l’autre, une raison en tant que puissance du langage. Nos pensées, passions, désirs et besoins sont tous imprégnés de langage.
Un bébé ne possède pas encore le langage. Est-ce que ça signifie alors qu’il n’a aucune intériorité ?
Il ne faut pas confondre l’intériorité réelle avec l’intériorité mythique. L’intériorité réelle, c’est la possibilité de garder pour soi des pensées, opinions, impressions et expériences. Je me les suis faites pour moi-même, mais je ne veux pas les révéler à autrui. C’est là quelque chose qui s’apprend. Quant à l’intériorité mythique, si cela existait, ce serait un monde interne plein d’entités mentales (sensations, affects, idées, etc.) que je serais le seul à pouvoir percevoir directement.
Prenons un autre exemple : certaines personnes aphasiques sont atteintes d’agrammatisme, c’est-à-dire plus ou moins dépourvues de capacités grammaticales. Ne pouvant dire « je », sont-elles alors inaptes à se considérer comme des personnes individuelles ?
Tout dépend de savoir si elles ont seulement une difficulté à émettre des paroles, ou aussi à former les pensées correspondantes. Si le trouble est majeur, il peut leur devenir impossible de formuler des pensées à la première personne. On retrouve aussi cette perte dans diverses pathologies liées à la vieillesse et au déclin. Il faut toutefois rappeler que la première personne ne se limite pas au je. Elle peut surgir d’une tournure ou d’une intonation. Si quelqu’un crie « Au secours, au secours ! », ou même fait en silence de grands gestes, le je n’apparaît pas dans son langage, mais il s’agit bien d’une première personne : quelqu’un réclame que l’on vienne à son secours. Enfin, quelqu’un qui aurait perdu le pouvoir de s’exprimer par je serait justement une personne affaiblie, comme amputée, donc encore une personne.
La notion d’individuation a le vent en poupe. De nombreux sociologues et psychologues s’intéressent à la façon dont chacun « devient un individu ». Que vous inspirent leurs travaux ?
Les sociologues et psychanalystes qui utilisent ce terme succombent à une forme de spiritualisme. Ils oublient que ce qui fait un individu, c’est son corps. Dès la naissance, nous sommes des individus uniques parce que nous avons un corps qui nous est propre. À la limite, on pourrait utiliser la notion d’individuation pour parler de la formation du fœtus, mais sûrement pas pour évoquer la trajectoire biographique de chacun ni la formation de sa personnalité. L’individuation se joue dans ce moment entre le possible et l’actuel, entre le moment où je dois me contenter de : « je voudrais avoir un enfant », et celui où je peux dire : « j’ai cet enfant-là ».
Tout autre est la notion d’individualisation : elle désigne la façon dont chacun développe des traits distinctifs dans un climat de lutte pour le prestige et la reconnaissance. Être pris au sérieux, avoir une place en tant que « soi et nul autre », n’être interchangeable avec personne : ces désirs sont tout à fait réels, et il est normal que les sociologues les étudient. Mais ils ne doivent pas oublier que pour pouvoir s’individualiser, il faut préalablement exister en tant qu’individu !
Cette tendance à l’individualisation vous paraît-elle une caractéristique de notre monde contemporain ?
Quelle que soit l’époque ou l’aire culturelle, il y a toujours eu des individus qui se distinguaient les uns des autres. Partout, les parents savent combien ils ont d’enfants, les nomment, les encouragent, etc. Mais précisément, ce n’est pas le désir de se distinguer en tant qu’individu qui définit l’individualisme. C’est le fait, pour une société, d’élever au rang de valeur supérieure la liberté individuelle, c’est-à-dire la responsabilité ultime envers soi. C’est en ce sens que notre individualisme revêt un caractère moderne. Il faut d’ailleurs aller plus loin. L’individualisme est souvent présenté comme une condition de l’égalité. Mais il prend parfois l’allure d’une compétition pour décider qui sera véritablement original. Or tout le monde ne peut pas être original. Il peut donc y avoir une élite de l’individualité. C’est une erreur de penser, comme plusieurs théoriciens actuels, que les luttes pour la reconnaissance vont nécessairement dans le sens de l’égalité.
L’idée se développe que rien n’est jamais figé : on peut toujours changer de métier, de partenaire, changer soi-même. L’ultime stade de l’individualisation, ce serait de pouvoir vivre, comme les héros de jeux vidéo, plusieurs vies successivement ?
Certes, nos vies peuvent aujourd’hui comporter une grande diversité : on se déplace, on passe d’un milieu à un autre, d’un métier à un autre, d’un partenaire à un autre, etc. Les métaphores les plus utilisées pour exprimer cette diversité sont effectivement celles de renaissance ou de deuxième vie. Mais qui l’entend au sens littéral ? En vérité, chacun sait bien qu’il n’a qu’une seule vie. Nous n’avons qu’une seule vie parce que nous n’avons qu’un seul corps. Ou alors il faudrait nous procurer de nouveaux corps, ce à quoi s’attellent d’ailleurs certains soi-disant posthumains ! Il me semble qu’il faut regarder le revers de la médaille, quitte à se faire moraliste. On peut certes vivre dans plusieurs pays, mais c’est épuisant. On peut changer de métier, mais en passant par des phases de chômage. On peut avoir formé plusieurs couples, mais en perdant ce qu’il y avait de précieux dans un bonheur conjugal. Notre plasticité et notre inventivité sont immenses, mais elles n’ont pas le pouvoir de multiplier nos vies. C’est un leurre de le croire.